13 décembre 2009

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The Residency Gangtok, 13 décembre 1913

C’est très gentil, la résidence. J’y ai une belle chambre avec d’épais tapis et une belle vue sur les jardins, mais il faut payer le prix, n’est-ce pas, s’habiller tous les soirs, voir les gens qui viennent pour le thé et aller soi-même en visite quand les résidents y vont. Il serait tout à fait impoli de ne pas être aimable avec des gens aussi gentils qu’ils le sont. Et quelquefois les visites et les thés sont accompagnés de choses pénibles... Hier, chez le capitaine commandant le détachement des Cipayes, on a sorti de ces terribles ¨jeux de patience¨perfectionnés à l’usage des grands enfants et il fallut en assembler les pièces. Il m’était échu un ciel gris formant la partie supérieure d’un tableau représentant une course d’obstacles. Tu me vois devant les pièces bizarrement découpées de ce ciel gris énigmatique! Je pensais... la vie est brève, pourquoi donc ces gens-là cherchent-ils à en gaspiller les heures... mais, voilà, pour eux, ceci n’est pas plus un gaspillage que ce qu’ils feront ensuite ou ont fait précédemment... Selon la vieille parole: ¨Ils sont comme s’ils n’étaient pas¨, ce sont des âmes élémentaires grouillant dans la grisaille nébuleuse des limbes. Et puis, moi-même, avec ma philosophie, est-ce que je ne suis pas aussi grouillant en quelques limbes? La belle affaire que discuter, prêcher, écrire!... cela aussi n’est-il pas vain comme ajuster les morceaux d’un jeu de patience? Croire que l’on fait quelque chose d’intéressant, que l’on est quelque chose d’important, quelle folie! Les âmes sont, sans doute, ces yoguis perpétuellement souriants d’un sourire ironique qui ont compris le néant de toute agitation et demeurent en repos dans un repli de montagne à l’abri d’une caverne dans les solitudes, préludant à des paix infinies que les hommes pressentent et qu’ils appellent de noms vagues... J’en suis à ruminer comment je pourrai me soustraire, à la journée de christmas avec son concert d’amateur, son thé, son dîner et la gaieté de ces braves gens au rire si facilement déchaîné. Il me semble que j’ai cent ans et que je tombe dans une nursery emplie des ébats des marmots.

Alexandra David-Néel Journal de voyage 1 Presses Pocket


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