C’était
il y a longtemps, dans un autre siècle. Le Père Noël se faisait de plus
en plus vieux, ses rennes aussi et pourtant, le nombre d’enfants à qui
apporter des étrennes ne cessait de croître.
Heureusement
pour le bon vieillard, chaque enfant dans le monde était convaincu
qu’il abattait cette besogne en une seule nuit, sans qu’aucun d’entre
eux ait l’idée de vérifier sur les calendriers étrangers où ils
situaient Noël. C’est grâce à ce décalage de LA fameuse date que le Père
Noël était arrivé jusque là à suffire à la tâche.
Mais
les statistiques, les prévisions des économistes et les rhumatismes du
Père Noël s’entendaient sur ces points : la population ne ferait
qu’augmenter... et le Père Noël finirait par s’éreinter. Il fallait
trouver une solution, aussi géniale que les dates différentes selon les
pays (si longtemps après, il s’en félicitait encore, le brave bonhomme
!)
Le
plus facile était de persuader les enfants plus âgés qu’il n’existait
pas. Ça lui faisait bien un pincement au coeur d’entendre les adultes
affirmer qu’il n’était qu’une légende- les plus gentils ne le faisaient
qu’entre eux et les moins délicats essayaient cruellement auprès des
tout-petits - et il ne leur apportait d’ailleurs rien mais justement,
ça lui allégeait la tâche. Alors, les grands enfants ? ? ?...
Non, il ne put s’y résoudre.
Quoi
d’autre ? Sous-contracter peut-être ? Après tout, les facteurs, quand
ils apportent de belles cartes et de gros colis, sont presque accueillis
comme le Père Noël. Il suffirait de leur apprendre à passer par les
cheminées plutôt que de sonner aux portes.
Oh
oh ! le Père Noël se rembrunit juste à l’idée d’affronter les syndicats
de postiers du monde entier. Non, il n’y avait que lui pour incarner le
Père Noël.
Le
Père Noël commençait à désespérer, alors laissant là sa feuille biffée,
il se versa une nouvelle tasse de thé dont la chaleur le réconforta.
Détendu, il contempla le globe terrestre sur sa table de travail. À
travers les volutes dansant sur son thé, les bleus et les verts de la
Terre se confondirent, elle devint neigeuse comme une boule de cristal. Y
apparut alors l’image, d’abord floue puis de plus en plus précise, d’un
homme qui semblait la réplique en civil - et en plus jeune - du Père
Noël.
¨Henri
!¨ s’exclama le Père Noël. Il avait reconnu Henri Menier, l’homme du
chocolat. Il l’avait rencontré quelques années plus tôt, pendant ses
vacances en mer. C’était un des rares adultes à croire encore au Père
Noël et celui-ci, flatté, avait exaucé un de ses voeux les plus chers :
une île !
Celle-ci
se trouvait dans le golfe du St-Laurent, un endroit superbe au sud-est
du Canada, et s’appelait Anticosti. Le Père Noël avait toujours gardé un
oeil, bienveillant il va sans dire, sur Henri et son île. Il savait
donc qu’Henri y avait introduit des cerfs et que ceux-ci s’étaient
multipliés de manière phénoménale, excédant la population humaine,
vraiment très réduite par rapport au territoire.
Le Père Noël se frotta les mains de satisfaction : c’était LA solution parfaite. Aucune réduction de cadeaux aux enfants mais plus de confort pour lui-même. Donc, en installant une succursale à l’île d’Anticosti, il pourrait desservir les deux Amériques
rapidement et efficacement puisqu’il serait plus près et qu’il pourrait
changer de cerfs autant qu’il serait nécessaire pour ne pas épuiser les courageuses bêtes.
Bien
sûr, Henri Menier accorda au Père Noël un emplacement exceptionnel sur
Anticosti et le libre usage de tous les cerfs de l’île.
Pour
célébrer cette glorieuse installation, sans la crier sur les toits,
Henri conçut un moule et distribua aux petits Anticostiens les premiers
Père Noël en chocolat. Sa fortune, déjà considérable, se décupla... sans
que le Père Noël y soit pour autre chose que sa forme en chocolat !
Il
n'y a qu’à Anticosti que les enfants confondent le Père Noël et Henri
Menier,
mais c’est pour mieux préserver sa cachette, que le reste du
monde situe au Pôle Nord. Il se peut qu'il ait ouvert de nouveaux
centres de distribution ailleurs sur la terre, pour des raisons
d’efficacité et de santé, mais celui d’Anticosti demeure son lieu de
prédilection en Amérique.(c)KH 1994-2012Note: j'ai déjà offert ce conte en 2007, pour un temps limité. Avec
ce qui se passe à Anticosti, je me décide à le diffuser pour de bon.