02 février 2010

Mercantile

Après dîner, une compagnie de marchands de thé de la Chine se rassembla dans le fumoir, et naturellemenet ils parlèrent « boutique », la leur, ce qui ne manquait pas d’intérêt. Leur langage n’est pas Notre langage, car ils ne savent rien des jardins de thé, du séchage, de la dessication ni du roulage, pas plus que du contremaître qui se brise la clavicule alors que la saison bat son plein, ou de la maladie qui frappe les rangs des coolies à peu près en même temps. Ce sont d’heureux hommes qui obtiennent leur thé en faisant venir mille caisses de l’intérieur du pays, et qui jouent avec sur les marchés de Londres. Néanmoins ils professent le plus entier respect pour le thé de l’Inde, qu’ils détestent cordialement. Voici le genre d’argument qu’un homme de Fou-Tchéou, très gros acheteur lui-même, me lança à travers la table :

- Vous pouvez parler de vos thés de l’Inde – Assam et Kangra, ou ce que vous voulez - mais laissez-moi vous dire que si jamais ils prennent sérieusement en Angleterre, les médecins tomberont dessus, monsieur. Ils seront immédiatement interdits. Vous verrez cela. Ils vous déchirent les nerfs. Impropres à la consommation, voilà ce qu’ils sont. Quoique je ne nie pas qu’ils se vendent bien en Angleterre pour le moment. Mais ils ne se conservent pas. Au bout de trois mois, les différentes sortes que j’ai vues à Londres se changent en foin.

- Là, je crois que vous avez tort, dit quelqu’un de Hankéou. Je sais par expérience que les thés de l’Inde se conservent mieux que les nôtres, même beaucoup mieux. Ah! (se tournant vers moi) si seulement nous pouvions obtenir du gouvernement chinois qu’il enlève les droits, nous pourrions écraser le thé de l’Inde et tout ce qui s’y rattache. Nous pourrions établir le thé dans Mincing Lane à trois pence la livre. Non, nous ne falsifions pas nos thés. C’est un de vos trucs dans l’Inde. Nous les obtenons aussi purs que les vôtres – chaque caisse conforme à l’échantillon.

- Vous pouvez donc avoir confiance en vos acheteurs indigènes? interrompis-je.

- Avoir confiance en eux? Naturellement, intervint le marchand de Fou-Tchéou. Il n’y a pas en Chine de jardins de thé comme vous les imaginez. Les paysans cultivent le thé, et les acheteurs, chaque saison, le leur achètent contre espèces. Vous pouvez donner à un Chinois cent mille dollars et lui dire de les changer en thé tel qu’il convient à votre genre de vente – tout sera conforme à l’échantillon. J’admets que le personnage peut être un franc coquin de cent autres façons, mais il n’irait pas faire l’imbécile avec une maison anglaise. Votre thé arrive – mille demi-caisses, dirons-nous. Vous en ouvrez peut-être cinq, et tout le reste s’en va en Angleterre sans plus ample informé. Mais elles sont toutes conformes à l’échantillon. Voilà ce qui s’appelle faire du commerce. Le Chinois est un marchand de naissance, et il a du nerf. Je l’apprécie en affaires.


Rudyard Kipling Lettres du Japon Minerve 1992 (édition originale en anglais 1889, première traduction française 1905)

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